L'imputation en assiette des libéralités en matière de succession
Régulièrement les notaires sont confrontés, au moment de la succession, à des situations délicates.
Les plus complexes peuvent intervenir à la suite de la découverte d'un testament qui favorise le conjoint ou la concubine par exemple. Face à ce qui peut paraître être une injustice pour les héritiers, le notaire doit à la fois expliquer la légitimité du testament et à la fois effectuer une vérification nécessaire du legs pour enfin procéder à une possible réduction du legs. Si celui-ci est trop important, il peut y avoir atteinte à la réserve, et donc une réduction est nécessaire pour que les héritiers soient en possession des droits légaux qui leurs reviennent.
Il existe alors des "outils" et des méthodes de calcul qui permettent aux notaires de régler ces situations. Il faut néanmoins bien les choisir et bien les utiliser.
C'est tout l'enjeu de l'arrêt de la Cour de cassation intervenue le 22 juin 2022 (Cass. 1ère civ. 22 juin 2022 n°20-23.215).
En l'espèce, un homme décéda le 3 décembre 2013, en laissant pour lui succéder sa compagne et sa fille, née d'une précédente union, héritière réservataire.
Un testament olographe daté du 25 mai 2011 fut découvert, par lequel le défunt léguait à sa compagne l'usufruit de sa maison d'habitation. L’héritière réservataire assigna la légataire en réduction du legs. Le bien légué en usufruit valait 240.000 euros.
Pour rejeter la demande, la cour d’appel retint que la valeur de l'usufruit du bien immobilier, estimé à 60 % de sa valeur en pleine propriété, était inférieure au montant de la quotité disponible.
La Cour d'appel avait considéré que la valeur du legs en usufruit était de 60% de 240.000 euros , soit 144.000 euros. Etant donné que la quotité disponible était de 191.500 euros, la Cour d'appel en a déduit que le legs n'était pas réductible.
L’héritière réservataire s’étant pourvue en cassation, la haute juridiction décide que :
- Aucune disposition testamentaire ne peut modifier les droits que les héritiers réservataires tiennent de la loi (article 913 du Code civil) ;
- La libéralité faite hors part successorale s'impute sur la quotité disponible. L'excédent est donc sujet à réduction (article 919-2 du Code civil) ;
- Il s'en déduit que les libéralités faites en usufruit s'imputent en assiette ;
- L'atteinte à la réserve devait donc s'apprécier en imputant le legs en usufruit sur la quotité disponible, non après conversion en valeur en pleine propriété, mais en assiette.
En appliquant la règle de l'imputation en assiette, la Cour de cassation a donc démontré l'atteinte à la réserve.
La règle de l'imputation en assiette a été moins utilisée dernièrement, au profit de la règle de conversion en valeur, probablement dû au fait qu'elle est plus compliquée à appréhender et à appliquer. Mais cela engendre de nombreuses erreurs quant aux montants de réductions de legs et d'atteinte à la réserve.
L'application de l'imputation en assiette
L'imputation en assiette s'applique chaque fois qu'il existe une différence de nature entre la libéralité à imputer et les droits sur lesquels elle doit s'imputer.
Ainsi, l'imputation en assiette sert à détecter une éventuelle atteinte à la réserve, et uniquement l'atteinte. La "sanction" de cette atteinte sera ensuite déterminée en fonction de la situation juridique et de l'atteinte constituée.
Cette règle sert donc à protéger la réserve, mais toutes les imputations en matière civile ne sont pas concernées par la règle. Certaines imputations se font par valorisation, par exemple celle de l'article 758-6 du Code civil, c'est pourquoi il peut en résulter des confusions et une généralisation de la règle de la valorisation.
La règle de l'imputation s'applique donc en comparant les droits qui existent véritablement ou qui ne sont que virtuels.
Exemple : si on reprend l'arrêt de la cour de cassation énoncé ci-dessus, on va comparer l'étendue de la libéralité avec la quotité disponible pour rechercher une éventuelle atteinte à la réserve.
On peut également comparer la libéralité faite au profit du conjoint par rapport à ces droits légaux (article 758-6 du Code civil), afin de rechercher s'il y a un complément à ces droits légaux.
Cette règle d'imputation doit être maîtriser d'autant plus depuis la loi du 24 août 2021, qui a inséré à l'article 921 du Code civil un alinéa 2, et fait peser sur les notaires une responsabilité supplémentaire : "Lorsque le notaire constate, lors du règlement de la succession, que les droits réservataires d'un héritier sont susceptibles d'être atteints par les libéralités effectuées par le défunt, il informe chaque héritier concerné et connu, individuellement et, le cas échéant, avant tout partage, de son droit de demander la réduction des libéralités qui excèdent la quotité disponible."
Comment procéder ?
On rapporte l'ensemble des droits consentis par les libéralités et les droits ouverts, et on effectue une soustraction.
Lorsque les droits ne sont pas de même nature, par exemple droits en pleine propriété comparés à des droits en usufruit, il convient d'effectuer un travail préparatoire. On va alors procéder aux "démembrements liquidatifs" des droits et rapporter le tout à la même nature.
Ainsi, on va transformer les droits en usufruit ou en nue-propriété en droits en pleine propriété, ou inversement, puis comparer l'assiette totale de la libéralité avec l'assiette totale du domaine d'imputation (réserve, quotité disponible ou quotité disponible spéciale).
Ce procédé est utile chaque fois que la libéralité et/ou le domaine d'imputation ne sont pas en pleine propriété.
L'imputation en assiette ne concerne pas que les libéralités en usufruit aux tiers, et ne conduit pas nécessairement à l'option de l'article 917 du Code civil : "Si la disposition par acte entre vifs ou par testament est d'un usufruit ou d'une rente viagère dont la valeur excède la quotité disponible, les héritiers au profit desquels la loi fait une réserve, auront l'option, ou d'exécuter cette disposition, ou de faire l'abandon de la propriété de la quotité disponible."
Plusieurs sanctions sont applicables en cas d'atteinte à la réserve : il peut être procédé à une réduction volontaire en nature ou une réduction en valeur.
La sanction issue de l'article 917 du Code civil n'est possible que lorsque toutes les conditions sont réunies, à savoir une libéralité en usufruit ou en rente viagère, une libéralité unique (ou plusieurs au profit de la même personne), une libéralité réductible (sont donc exclues les libéralités en usufruit au profit du conjoint), et l'absence de volonté contraire du disposant.
Il y a donc deux étapes lorsque le notaire se retrouve face à une succession contenant une libéralité de nature différente à celle constatée au niveau de la réserve ou de la quotité disponible.
La première est la détection de l'atteinte à la réserve, il convient alors d'utiliser l'imputation en assiette afin de déterminer si la libéralité est excessive et s'il convient de procéder une réduction.
La seconde étape est la sanction de l'atteinte à la réserve, il est possible à ce stade d'utiliser la valorisation pour calculer l'indemnité de réduction, si les autres sanctions ne sont pas appliquées ou applicables.
Exemples concrets :
1/Un homme décède et laisse un enfant, héritier réservataire, et une concubine.
La succession est composée d'une maison en pleine propriété, qui représente 100% de la succession, et le défunt a par testament olographe légué l'usufruit du bien à sa concubine. L'usufruit est valorisé à 40%.
La réserve est de la moitié de la totalité de la succession, donc ici 50% et la quotité disponible ordinaire représente 50% de la succession également.
On compare le tout en pleine propriété : la QDO est composée par moitié de la nue-propriété et de moitié par l'usufruit.
On identifie ensuite les assiettes : Le legs est composé de 100% d'usufruit, mais la QDO elle n'est composée qu'à 50% d'usufruit.
En conclusion, le dépassement du legs est de 50%, il y a lieu à une réduction d'autant, le legs sera réduit de moitié.
Si on avait choisi la méthode de la valorisation, on aurait considéré que le legs étant valorisé à 40% sur la totalité de la succession, soit 100%, et la QDO étant de 50%, le legs était inférieur à la QD donc il n'y avait pas lieu à réduction.
2/Une femme décède et laisse pour lui survivre trois enfants et un conjoint survivant.
Par testament, la défunte a légué à son conjoint la pleine propriété d'une maison d'une valeur de 55.000€.
La succession comporte également un second bien évalué à 45.000€.
La masse totale de la succession est donc de 100.000€ (55.000 + 45.000) =100%.
La quotité disponible ordinaire est de 100/4 soit 25% en pleine propriété, la réserve globale est de 75% en pleine propriété.
La conjoint décide alors d'imputer son legs sur la quotité disponible spéciale mixte, soit 1/4 en pleine propriété et 3/4 en usufruit, soit en l'espèce 25% en pleine propriété et 75% en usufruit.
L'usufruit est évalué à 40% de la valeur de la pleine propriété, compte tenu de l'âge du conjoint.
Procédons à l'identification des assiettes :
Le legs de 55% en pleine propriété représente 55% en nue-propriété et 55% en usufruit.
La quotité disponible spéciale est de 25% en pleine propriété et 75% en usufruit soit composée de 25% en nue-propriété et 100% en usufruit (25% usufruit +75% d'usufruit).
Les 55% en nue-propriété du legs sont donc supérieur au 25% nue-propriété de la QDS, en revanche les 55% en usufruit sont inférieure au 100% usufruit.
Il y a donc une réduction qui sera opérée sur la nue-propriété à hauteur de 30%.
Enfin, pour les couples partenaires ou concubins, ayant des enfants communs, qui aimeraient se protéger mutuellement et souhaiteraient par testament gratifier l'autre membre du couple de la plus grande quotité possible, il pourra leur être conseillé d'établir un acte de renonciation anticipée à l'action en réduction (RAAR). Ainsi, les héritiers accepteront l'étendue de la libéralité par avance et aucune réduction n'interviendra au moment de la succession. Le règlement de la succession en sera facilité.
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